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Et on tuera tous les galistereux… (suite et fin)


Et on tuera tous les galeristereux… (suite et fin)

Sinon les jours suivants n’ont point laissé de trace, passés comme une lettre sous la porte. Jusqu’au mercredi, et mon rendez-vous avec Babille. Quand j’étais petit, je voulais être curé, pour qu’on me fiche la paix. C’est le moment où jamais de m’y mettre, en tout cas d’en avoir l’air. La soutane aurait été le détail de trop ; alors je me suis contenté de la panoplie de ville et de la croix au revers. Une petite coloration des cheveux et du rembourrage sous les joues, un bouc bien taillé, le tour est joué. Cette fois, le déguisement, c’est pour l’amusement, la rigolade. Être un grand garçon n’empêche guère les enfantillages.

J’emprunte l’escalier de pierre, face à l’École des Beaux-Arts. La Garonne coule en silence. Le quai marine dans l’ombre du pont. Le sieur Raoûl ne m’a pas oublié. Comme une sentinelle au repos, la cigarette au doigt, il semble absorbé par les ondulations de l’eau en contrebas. Je m’approche. Me fait son pendant, presque à lui toucher l’épaule ; il ne bronche pas. Je toussote, me râcle la gorge ; c’est tout juste si il tique.

" Eh ! Couillon ! Tu ne me remets pas ?

- Nom de dieu ! que fait Raoûl.

- Pas mal, hein ?

- C’est quoi, ce délire ?

- Tu as devant toi le bombeur fou

- Le quoi ?

- Le Bombeur fou ! Le type aux bombes aérosol… L’ennemi public numéro un des galeristes… Tu ne lis donc plus les journaux ? Bizarre, pour un journaliste.

- Si tu crois que j’en ai envie, après une journée à courir les stades et les vestiaires. C’est bien simple, sitôt mes huit heures, je file à la maison me mettre au lit.

- Je te croyais toujours à La Dépêche.

- Oui, mais à présent à la rubrique sportive.

- Dis donc, tu n’aurais pas mis de l’eau dans ton vin, toi ? Je t’ai connu plus intrépide.

- Tu sais ce que c’est… la vie, passé la trentaine, elle t’enterre à petit feu.

- Ah ! Ça ! Si je m’attendais… ? Mais où est le Raoûl Babille qui montait au créneau à la première étincelle ?

- Bah ! C’est fini ce temps-là. D’ailleurs, c’est un peu de ta faute, et celle de tes potes. Tu te souviens de mon bouquin ? Un bide. Comme qui dirait une erreur de jeunesse. Ma femme en a profiter pour me glisser dans le tuyau de l’oreille : " Où tu rentres dans le rang, où tu prends la porte ! Si tu crois être un exemple pour tes enfants… ". Enfin ! Tu ne m’as pas fait venir ici pour que je te parle de ma femme. Alors ! Tu disais ? L’ennemi public numéro un de qui ?

- Des galeristes…

- Mais alors tu n’as pas avancé d’un pouce… Toujours à chasser l’exposition…

- Je n’en suis plus vraiment là. Disons que maintenant je braconne le mécréant, le saligaud qui profite de la faiblesse ou de la crédulité de mes semblabes.

- Hé ben ! T’es pas rendu ! Et en quoi ta croisade me concerne ?

- Je t’apporte l’affaire sur un plateau. Un petit interview, histoire que le public sache ce qui se trame dans son dos, et que des milliers de collègues ouvrent enfin les yeux.

- Dis moi, il y a combien de temps que tu n’as pas mis le nez à la fenêtre ? Mais tout le monde s’en fiche, de vos histoires ! Entre la hausse du prix du pétrole, des cigarettes et de la baguette, de la chute du cours des melons et celui du porc, de la guerre en Irac et du génocide qui se prépare au Soudan, entre les entreprises qui ferment les unes après les autres et les omplypiades qui vont s’ouvrir, franchement, hein ? Qu’est-ce que tu veux que ça lui fasse, à ton public, qu’un peintre dépérisse de ne pouvoir montrer sa peinture, ou que des gars un peu malins l’arnaquent ? "

Du coup, mes jambes se dérobent et je me retouve sur le cul, les pieds dans le vide. Les clapotis de l’eau contre la berge sont les voix des sirènes qui attiraient Ulysse sur les écueils. Celle de Babille se montre plus terrible encore, criante de lucidité. Parce qu’il a raison, le Raoûl… Tellement, que tout à coup je n’ai aucun argument à lui opposer. D’une acuité implacable, la réflexion du Raoûl… Nous sommes en plein dans l’ordre des choses : qu’existe-t-il de plus inutile en ce bas monde qu’un tableau, qu’une œuvre d’art ? Il n’y a que des illuminés ou quelques milliardaires pour en voir la valeur spirituelle ou d’investissement. Un monde à la tête sur les épaules ne se bâtit pas, n’évolue pas, ne survit guère dans la futilité. Le bifteck-frites dans l’assiette a plus d’intérêt que le tableau au mur. Le bulletin du loto que le roman. Le canon qu’un bronze. Inéluctable. Faut-il que ce soit un chroniqueur sportif qui m’ouvre les yeux !

Je me relève. Accepte la cigarette de mon voisin de quai. D’un autre côté, le constat ne vaut-il pas argument à la poursuite de mes petites expéditions punitives ? Si, si… Allons au bout de la logique… Tant qu’il y aura des loueurs d’espace de tous poils pour entretenir les chimères, nous ne serons pas sortis de l’auberge. Artistes de tous les pays, unissons-nous ! Boutons l’ennemi hors de nos esprits ! Prenons-nous en mains, faisons pression sur les responsabilités politiques, éduquons le public ! Sinon, à crever, crevons dans le respect de nous mêmes ! Crevons pauvres, méconnus, engraissons les vers… mais ne survivons pas pour gaver les marchands de rêves.

Bon ! La minute d’ébullition étant passée, je cesse mon apnée mentale et pousse sur mes talons pour remonter à la surface. Aucune raison de prolonger l’entrevue. Le lit de Raoûl l’attend. Je suis impatient d’enfiler mon tablier, et jouer du pinceau, histoire de me laver la cervelle du désappointement.

" Excuse le dérangement.

- Alors t’as fini par comprendre ?

- Ben ! tu penses… que je dis. "

Je tourne le dos sans toucher la main tendue du rapporteur de résultats sportifs. Que n’ai-je été conducteur de métro ? Avec l’épuisement des gisements de pétrole annoncé, et la politique écologique pour contrer la pollution de l’air, la carrière est assurée. Sans compter qu’aux commandes de la motrice, il suffit de suivre le rail. Point d’hésitation, point besoin de boussole, c’est comme qui dirait tout droit. Je remonte l’escalier et les rues, l’une après l’autre. Même la ville rose, cette nuit, est noire. Sombre, sale. Enlaidie par les pensées fanées qui m’engluent le crâne.

" Une saucisse-lentilles, vite fait, s’il vous plaît… "

Raoûl Babille s’est hissé au comptoir, et profite de la mi-temps au stadium pour faire taire les borborygmes de son estomac. La cohue l’incommode, le brouhaha aussi, les relents de graisse, le brouillard fumant des tabacs mêlés, tout l’incommode. Juché sur son perchoir, un vieux poste de télé diffuse son programme régional. Raoûl le fixe, comme la lumière du phare en pleine nuit. Un troupeau de moutons éventrés crève l’écran. Encore leurs histoires d’ours… songe Raoûl. Nous font braire ! Peuvent pas nous mettre un bon western ? L’assiette arrive. Raoûl y plonge sa fourchette, mâchonne sans goût. Maintenant, la pub prend d’assaut la boîte à images. Interminable. Deux-trois gorgées de bière à la pression font passer la pilule. Tout compte fait, il n’a pas faim. Repousse l’assiette et commande un café. Il souffle un peu dans la tasse, avale une lampée… s’étrangle aussitôt.

" Oh ! Le con ! " qu’il s’écrie.

Dans le poste, un type pointe un révolver sur la tempe d’une bonne femme complètement paniquée.

La chaleur des projecteurs en rajoutent à la loudeur de l’atmosphère ; ils m’ont en joue, pire qu’un bombardier dans le ciel, pas moyen de leur échapper. À vrai dire je ne le cherche pas, mais quand même, ébloui comme je le suis j’ai du mal à y voir clair parmi l’agitation ambiante. Et sans eux, les yeux des caméras n’y verraient que du feu. Je transpire à grosses gouttes, moins tout de même que la chipie que je tiens ferme dans mon bras gauche.

C’est fou l’attirance qu’exerce un minable révolver. Depuis que je l’ai sorti, le monde n’arrête pas d’accourir. Tout à l’heure, nous étions deux pelés et trois tondus dans la galerie, à présent c’est comme à Beaubourg jour de rétrospective. Je me suis d’abord fondu au paysage, fait mon petit tour, tel qu’en moi-même, sans postiches ni accoutrements ; aujourd’hui, c’est jour de vérité. Celle-là (la propriétaire de la galerie) m’avait également invité à louer son paradis. Réponse polie mais négative de ma part. Néanmoins, et à mon habitude, j’ai suivi ses faits et gestes grâce à Internet ; pratique pour les galeristes, Internet… Ça coûte bien moins cher que l’imprimeur. Une petite annonce sur la page d’accueil d’un site plus ou moins professionnel, ça fait branché et sérieux, et ça sert d’alibi… mais l’ennui pour le public, c’est qu’un site parmi des milliers, faut vraiment avoir l’envie de trouver. Celle-là pratique à la semaine, bien que les tarifs s’alignent sur le mois. Qu’est-ce que vous croyez ? avait-elle répondu à mon message. Je dois bien vivre. Quarante pour cent sur les ventes, y-a rien de trop ! La concurrence pratique du cinquante, voire soixante pour cent… Malhonnête jusqu’au bout des ongles, car je ne lui avais pas reproché la petite commission ; normal que tout travail mérite salaire. Non, je lui avais seulement fait remarquer d’une part qu’elle ne prenait aucun risque, parce que le montant de la location (à multiplier par quatre, à cause que dans le mois nous avons quatre semaines) couvrait largement les frais mensuels de sa galerie (que le solde permettait un salaire honnête, sans parler des petits à côtés possibles de la vente) ; d’autre part qu’elle n’offrait aucune garantie sur les prestations de son catalogue. Et qu’enfin pour faire preuve de son sérieux elle m’envoie copie de son carnet d’invitations (gonflé, certes, mais ce n’est qu’avec une telle audace que l’on peut lever certains doutes). Soit dit entre nous, j’attends encore de recevoir la dite-copie.

J’ai choisi l’instant où elle allait se mettre à son discours pour lui couper la chique et la saisir au passage. Et nous voici dos au mur, au fond de la salle afin d’éviter toute contre-attaque malintentionnée à mon égard, face aux invités de l’artiste qui n’en croient pas leurs yeux, et à la cohorte de médias, requis à mon invitation. Dehors, les lumières des girophares bleuissent puis blanchissent dans un mouvenement perpétuel les visages des dizaines et des dizaines de curieux. J’ai la main droite qui commence à me peser. La tempe de la bonne femme est à une sacrée hauteur, et la position de mon bras pour les tenir tous en respect n’est pas des plus naturelle.

" Vous l’avez, votre télé… Qu’est-ce que vous attendez pour relâcher votre otage ? " demande un type au brassard floqué du mot qui rassure ou effraie, c’est selon : Police.

Rien. Je ne veux plus rien. Les minutes ont passé. Et plus elles se sont éternisées, moins j’ai eu l’assurance que ce que je pourrai dire aurait d’emprise sur tous ces gens. Je comprends maintenant qu’ils ne sont là que parce le révolver luit sur la tempe de la bonne femme. Aucun mot, aucune phrase, aucun discours ne pourrait le faire oublier. Aucune de mes paroles n’aurait le poids nécessaire à argumenter mon geste. Excepté le peu de personnes qui a une bonne raison d’être ici, ce soir, dans cette galerie, tous les autres n’y sont que parce l’arme que je pointe sur ma prisonnière les y ont amené, les uns contraints par leur responsabilité, les autres branquant le scoop, d’autres encore attendant le dérapage. Aucun de tous ceux-là n’a l’esprit disponible pour entendre la raison de mon geste, aucun n’est disposé à écouter et tenter de comprendre. Ils se fichent du pourquoi, seul le comment de la fin les tient en éveil. Pas même l’artiste qui, assis sur un bout de chaise, dans son coin, pleure doucement dans ses mains le gâchi qu’est devenu le grand moment tant attendu. Je suis le chien dans son jeu de quilles, l’éléphant dans sa boutique de porcelaine, le caillou dans sa chaussure. Quoique je dise, quoique je décide, j’aurais tout le monde à dos, et lui en tête de gondole. Autant pisser dans un violon.

Autant en finir tout de suite… et passer pour un sombre alliéné. Je lâche la dame, tourne l’arme contre moi, et dans un crépitement d’appareil photos j’appuie avec un sourire sur la gâchette.

J’ai la figure rouge. Les bracelets me mordent les poignets, mais franchement la douleur est moindre que celle du sentiment de mon échec. Lorsque les flics me poussent vers la sortie, je jette un dernier coup d’œil sur un ou deux tableaux… J’ai comme la nette impression de ne pas en revoir de sitôt. Et puis j’aperçois celle-là qui, ayant ramassé mon arme d’opérette que j’avais lâché dans la mêlée, la tourne et retourne entre ses mains tremblantes ; sans trop savoir comment, son doigt presse la détente et un jet de peinture rouge lui barbouille la figure…

Je n’aurais pas fait mieux !










Artworks Media : Gouache